Un soleil pâle se levait au-dessus du village. Ou plutôt de ce qui en restait : tous les bâtiments portaient la trace de l'attaque de la veille, beaucoup avaient brûlé et de la fumée s'élevait encore des cendres. Anah marchait, l'air hagard, vers la porte d'Archet. Elle n'avait pas fermé l’œil de la nuit, évidemment, mais cela faisait de longues nuits que c'était le cas. Elle avançait, comme dans un rêve, ou plutôt un cauchemar. Sa dague était retournée dans son fourreau, mais le souvenir de la nuit dernière revenait toujours hanter son esprit embrumé, tel une ritournelle incessante.
Elle ne réfléchit pas, et courut vers sa grande sœur lorsqu'elle l'aperçut monter la garde devant la grande porte. Elle aurait tellement aimé se confier à elle, et tout lui raconter, et pleurer dans ses bras pendant qu'elle lui caressait les cheveux pour la consoler, et lui chuchotait que tout allait s'arranger... Elle ne pouvait pas. Elle aperçut vaguement deux autres gardes en sa compagnie, une raison de plus pour ne pas avouer les raisons qui l'avaient mise en pareil état.
« Isaban... » Elle prit une grande inspiration et lutta pour retenir ses larmes.
« Anah ! Je ne m'attendais pas à te voir ici, comment vas-tu ?
- Je... bien, enfin... non... » Une larme coula le long de sa joue.
« Pas étonnant, avec toute cette fumée qui agresse les yeux... Tu as appris ce qui s'est passé à Archet ? »
Anah hocha vigoureusement la tête, et resta silencieuse. Elle avait vu sa soeur combattre cette nuit, tandis qu'elle restait tapie dans l'ombre, sa capuche rabattue sur le visage pour ne pas être reconnue. Cela avait fonctionné : personne ne l'avait remarquée, ni dans un camp, ni dans l'autre. Elle avait élaboré un scénario pour expliquer comment elle était arrivée à Archet, mais en fait, elle ne voulait pas en parler. Au fond de son cœur, elle en avait assez de mentir, de mentir à tout le monde, de mentir à sa sœur. Sa sœur garde de la cité... Elle soupira.
« Ça doit déjà se savoir à Bree j'imagine, puisque tu es venue. Enfin, même dans ces circonstances, ça me fait plaisir de te voir, Anah ! »
Elle sourit et serra sa petite sœur dans ses bras. Puis elle fronça les sourcils :
« Tiens ? Qu'est-ce que tu fais avec une dague maintenant ? »
Anah se rappela qu'elle prenait toujours soin de dissimuler toute trace de son activité véritable lorsqu'elle rendait visite à sa sœur, mais elle avait oublié ce détail cette fois-ci. Elle devait se mettre dans la tête qu'elle n'était pas censée porter d'arme, et encore moins savoir s'en servir... Elle crut sentir le regard des autres gardes fixé sur elle et déballa son mensonge presque malgré elle, c'était devenu une deuxième nature.
« Une commande du capitaine Fougerine... Kenton m'a envoyée pour lui livrer mais le temps que j'arrive... Il était mort...
- Oui... Il est tombé cette nuit... Le combat a fait rage, mais nous avons eu le dessus finalement ! Maudits brigands... »
Anah baissa les yeux. « Il n'y a pas qu'Archet qu'ils ont réduite en cendres... »
Isaban n'eut pas le temps de demander à sa sœur de quoi elle voulait parler, parce qu'un Nain déboula à ce moment-là en omettant de se présenter à eux.
« Hé vous, là ! » Le plus grand des gardes interpella le Nain d'une voix autoritaire mais mélodieuse. Il commença à parlementer, ne voulant pas dévoiler quoi que ce soit de ses intentions, ce qui irrita bien sûr les gardes. Anah, quant à elle, ne suivit pas le débat somme toute animé et reporta son regard sur les ruines d'Archet. Le village était en ruines... elle avait aussi échoué en voulant contrer les plans du Plateau Noir. Will était-il donc mort en vain...? Son regard se posa par hasard sur un type qui écoutait la conversation avec un petit sourire, l'air assez peu concerné par le sort d'Archet. Il interpella le Nain qui se fit une joie d'entrer dans la ville malgré les protestations des gardes. Il essayait lui aussi de savoir ce qui pouvait l'amener ici... Anah se dit qu'il devait essayer de rassembler des informations sur une quelconque affaire, mais restait à l'écart de la conversation.
Soudain, deux étranges individus firent irruption à la porte en boitant, ils semblaient blessés. Pourtant, Anah, malgré son sens aigu de l'observation, ne les avait pas remarqués la veille. Avec leurs longs cheveux argentés et leur teint pâle, ils auraient pourtant été faciles à reconnaître. Ils s'adressèrent aux gardes avec un accent bizarre, et les pressèrent de les laisser entrer. Pourtant, les brigands ne représentaient aucun danger dans la direction d'où ils venaient, elle était bien placée pour le savoir. Les gardes s'écartèrent rapidement et la jeune femme aux cheveux argentés s'écroula près de la porte. L'homme qui l'accompagnait se précipita vers elle en murmurant plein de choses qu'Anah ne comprenait pas, il expliquait aussi qu'ils avaient été attaqués par des cavaliers dans les marais de l'est. Un attroupement se forma autour d'eux alors qu'il essayait de la ranimer. Anah ouvrit de grands yeux lorsqu'elle entendit quelqu'un chuchoter : « Des Elfes ! ». Mais à vrai dire elle avait déjà perdu le fil de la conversation. La femme elfe sembla reprendre ses esprits, et l'homme demanda s'il existait un endroit où ils pourraient se reposer en sécurité.
« À la taverne de Combe, proposa l'un des gardes. Vous y serez rapidement mais dans l'état dans lequel vous êtes, je préférerais vous y conduire moi-même. » Il croisa le regard de l'autre garde qui hocha la tête.
« De toute façon c'est aussi bientôt l'heure de ma relève », remarqua Isaban. Les trois gardes se rassemblèrent autour des Elfes, et Anah suivit sa sœur sans trop y penser. De toute façon elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle pouvait faire à présent. L'homme de tout à l'heure et le Nain se joignirent également à l'escorte improvisée, ils se mirent en route vers le village voisin dès que d'autres gardes vinrent relayer Isaban et ses collègues.
En chemin, Anah réussit à retenir plus ou moins les noms de quelques-uns de ses compagnons de route tandis qu'elle avançait, les yeux dans le vague. Il y avait déjà le Nain, Balurin, dont la voix forte passait difficilement inaperçue dans la conversation. Des deux gardes, elle n'avait entendu que le nom de Gallian, qui paraissait déjà bien connaître sa soeur. L'autre garde préférait s'entretenir avec les étrangers dans leur langue, elle n'avait pas réussi à saisir leurs noms non plus, ni à comprendre la plupart de ce qu'ils disaient, même dans la langue commune. Ils avaient l'air d'avoir été sérieusement troublés par l'attaque dont ils avaient apparemment été victimes. Isaban quant à elle racontait aux nouveaux arrivants l'assaut qu'avait subi la ville, et l'homme d'Archet avait facilement trouvé son interlocuteur :
« Dites, elles sont toutes aussi jolies que vous, les filles de Bree ? » Isaban sourit.
« Non, pas toutes, c'est parce qu'on est sœurs ! Je suis Isaban, et voici ma soeur Anah.
- Vous vous ressemblez pas tellement, pour des sœurs... Enfin moi c'est Penborn, ravi de vous connaître toutes les deux ! Donc vous êtes dans la garde d'Archet ?
- Seulement Isaban. Moi, je suis juste apprentie à la forge », fit Anah d'un ton morne. Cela sembla dissuader l'homme de la questionner davantage, et il reporta ses efforts sur la sœur aînée. Anah resta silencieuse pendant tout le reste du trajet.
Les Elfes entrèrent dans l'auberge avec un air nettement soulagé et les gardes aidèrent la femme à s'asseoir près du feu. Elle semblait un peu moins pâle qu'à son arrivée. Balurin et Penborn se précipitèrent au comptoir, sous le regard désapprobateur de l'Elfe qui assistait la blessée. Les gardes s'assirent ensuite à une table à côté de la cheminée, Anah choisit la chaise dans le coin, à l'ombre. Elle regardait le reflet des flammes danser sur les boiseries, en tentant d'interdire à son esprit de revoir les flammes de la nuit passée. Elle devina que le Nain les avait rejoints au choc de plusieurs chopes sur la table : l'homme le suivait et s'installa à une place de choix à côté entre les bières du Nain et les deux sœurs. Anah croisa son regard quelques instants, il sembla comprendre qu'elle n'était pas en état de tenir une conversation et ne dit rien. Pourtant les autres n'avaient pas l'air de faire attention à elle, ce qui l'arrangeait d'ailleurs.
Le temps s'écoulait malgré tout alors qu'Anah était perdue dans des pensées bien sombres. La boisson aussi apparemment : le volume des conversations augmentait, et des rires fusaient de temps à autre autour de la table. Elle avait cessé d'écouter ce qui se disait depuis un moment et restait dans la pénombre, le poing fermé sur un bijou et pleurant en silence. Soudain, un grand coup fut frappé sur la table, elle releva les yeux et les essuya en vitesse. C'était Gallian qui avait l'air joyeux comme la plupart des compagnons à l'exception des Elfes et d'Anah, il s'était levé pour déclarer d'un ton qui se voulait solennel :
« Quant à moi, je fais le serment d'apporter mon aide à tous ceux qui ont souffert lors de la nuit dernière ! Je me battrai au nom de tous ceux qui se sont sacrifiés pour repousser l'assaut des brigands ! Je retrouverai les brigands du Plateau Noir et je les détruirai, pour ne plus jamais avoir à porter les yeux sur une ruine telle que celle d'Archet ! »
À ces mots Isaban se leva également : « Je suis avec toi ! Pour Archet ! » Le garde dont elle ne retenait pas le nom et Penborn sortirent leurs armes au cri répété de « Pour Archet ! », puis Balurin se leva à son tour. Les Elfes acquiescèrent silencieusement. Debout, Anah reprit le mot dans l'euphorie ambiante, et promit de participer elle aussi à la riposte contre les brigands qui avaient dévasté Archet. Si elle ne savait pas quoi faire de sa vie à présent, elle ne pouvait pas passer à côté de l'occasion de se venger du Plateau Noir... Elle s'engagea dans cette expédition meurtrière avec l'énergie du désespoir.