La flèche

Deux silhouettes avançaient sans bruit, couchant avec délicatesse les herbes hautes. Lorsqu’elles arrivèrent en vue des berges du fleuve, elles s’immobilisèrent, les sens aux aguets. Une main agile effleura les plumes de l’empennage de ses flèches, saisit l’une d’elle et la décocha avant même que l’on aie eu le temps de voir la corde se tendre. Elle fendit l’air au-dessus des marais et atteignit sa cible dans un froissement de plumes. L’espace d’un instant, les oiseaux se turent. Les deux chasseurs vêtus de gris se dirigèrent en direction de leur proie. Celui qui avait tiré atteignit le canard en premier et récupéra sa flèche, avant de ramasser l’oiseau et de le glisser dans le sac en cuir qui supportait son carquois. L’autre le regarda faire, parcourut les marais de ses yeux vifs et encocha vivement une flèche sur la corde, visant un volatile qui avait commis l’imprudence de se montrer. La flèche ne partit pas. Le tireur avait perçu un mouvement derrière eux : ils firent volte-face, l’arc prêt à tirer.

Un groupe d’individus se rapprochait de l’Anduin, mais ils ne les avaient visiblement pas remarqués. Le plus grand des deux chasseurs fit signe de reposer l’arc, et de se rapprocher discrètement. Bientôt, ils se retrouvèrent sous le couvert des arbres, et purent observer la troupe à l’envi. Ils étaient peu nombreux, une dizaine d’âmes tout au plus, et étonnamment bruyants. Ils les avaient entendus alors qu’ils étaient à peine visibles à l’horizon. Maintenant qu’ils se rapprochaient, ils pouvaient les examiner depuis leurs cachettes : à leur ressemblance, mais étrangement différents. Leurs traits étaient graves et leur air sombre, comme leur chevelure. Ils voyageaient sur des chevaux chargés de leurs provisions et portaient des habits usés par le voyage. Cependant sur leur poitrine scintillait un arbre blanc.

« U-hain guid », assura l’un des chasseurs avant de s’avancer vers les cavaliers, émergeant de l’ombre. Certains d’entre eux furent étonnés, d’autres ouvrirent des yeux ébahis lorsqu’ils remarquèrent la présence de l’Elfe, à quelques mètres à peine. Droit et fier, il se tint en face du groupe et s’adressa à eux dans sa belle langue :

« Ohé voyageurs, vous qui arrivez en vue des frondaisons de la Lórien dorée ! Sachez que notre peuple la protège depuis d’innombrables années et se méfie des étrangers : aussi je vous prie de déclarer vos intentions ! Ainsi nous saurons si j’ai eu tort d’arrêter mes flèches. »

Un murmure parcourut le groupe et un Homme à la stature élancée descendit de cheval, puis s’avança vers l’Elfe. Il leva son épée haut devant lui en guise de salut, avant de la remettre au fourreau. Il lui répondit dans la même langue :

« Salutations, noble gardien des bois de Lothlórien ! Je me nomme Meneluin, et je dirige une mission de reconnaissance pour le compte de notre jeune cité. Nous sommes tous ici des exilés de la disparue Númenor... Nous ne cherchons pas la querelle ; nous espérons juste trouver ici un nouveau départ, ainsi que de nouveaux alliés. En ferez-vous partie ? »

L’Elfe lui sourit et inclina la tête.

« Si les Valar vous ont fait croiser notre route, étrangers venus de l’Île de l’Ouest, telle était sûrement leur intention. Je suis Sûllagor, défenseur des Galadhrim depuis de longues années, et voici... »

Il se tourna vers l’Elfe toujours en embuscade. Meneluin et ses hommes l’observèrent apparaître, eux sur le qui-vive, et lui incapable de réagir. Elle s’approcha lentement et son regard croisa ses yeux bleus. Elle se sentit chanceler, et pendant un moment, elle n’entendit plus rien, ni les exclamations de surprise, ni la voix de Sûllagor, ni le chant des oiseaux des marais. Rien que le rythme effréné du tambour qui résonnait haut et fort à l’intérieur de sa poitrine.

« Sûllaur... » Il répéta son nom en chuchotant, comme on révèle un secret longtemps gardé. Une étrange lueur venait de naître dans son regard, qu’il ne pouvait détacher du lumineux visage de l’Elfe aux cheveux dorés. Il lui semblait qu’elle était apparue depuis une éternité ; elle n’avait toujours rien dit. Au fond de lui, il espérait que cette discussion sans paroles ne prenne jamais fin. Il s’aventura à lui sourire timidement.

Elle ferma les yeux un instant, troublée : mais quand elle les rouvrit, il avait toujours les yeux fixés sur elle, et désormais plus rien d’autre n’eut d’importance. Elle lui adressa un sourire radieux. Elle qui n’avait jamais connu la défaite venait de se rendre sans combattre.