Le Lai d'Aduial

Les Elfes étaient rassemblés autour de longues tables de banquet dressées sous l'ombre des arbres, revêtus pour l'occasion de leurs plus belles tenues. Même les soldats de la garde portaient de riches tuniques, aux broderies complexes ou tissées de fils scintillants. Parmi eux était assise une des récentes recrues, une archère de Lothlórien dont les compétences étaient déjà fameuses, mais dont personne n'avait réussi à apprendre beaucoup. Ce soir, elle portait une robe de soie grise rehaussée de fils d'argent, et les lumières faisaient scintiller ses cheveux dorés. Plusieurs regards s'attardaient sur sa silhouette élégante, surpris par le contraste avec son habituelle armure de cuir épais. Son visage en revanche ne paraissait pas plus gai qu'à l'ordinaire, toujours ce même regard indéchiffrable tourné au loin... Elle ne semblait pas non plus décidée à profiter de cette occasion pour s'intégrer au groupe des gardes, et paraissait absorbée par la musique qui animait la nuit.

Un peu plus loin, quelques Elfes qu'elle connaissait pour les avoir aperçus dans les couloirs du palais discutaient à voix basse. L'un d'eux tourna la tête vers elle :

« Aduial ? » Elle se retourna lentement vers lui. « C'est bien ainsi que l'on vous nomme ? » Elle acquiesça silencieusement. « Il est vrai que l'on voit peu de demoiselles dans la garde... Cependant ce n'est pas une raison pour vous sentir exclue, j'espère que vous le savez ! » Aduial lui adressa un léger sourire, toujours sans dire un mot. Perplexe, il regarda son voisin de table, qui prit le relais pour essayer de faire participer l'Elfe silencieuse à la conversation : « Cela fait plusieurs mois que vous avez rejoint la garde de Thranduil, et pourtant nous ne savons rien à votre sujet, tout juste votre nom... »

Elle consentit à prendre la parole, et répondit d'une voix douce : « Si je vous ai blessés en me tenant à l'écart, j'en suis navrée. Je ne me suis pas aperçue que j'ai pu paraître si distante... Je me nomme en effet Aduial, et je suis originaire de Lothlórien. »

« Hé bien, voici un net progrès ! Je suis Doron, et voici Brethil, mon jeune frère. Nous sommes entrés au service du roi dès que nous sommes arrivés à l'âge de manier les armes, nous sommes nés dans la Forêt. Comme la plupart d'entre nous, d'ailleurs. »

- Quant à moi, je suis Lassigil ! Puis-je vous servir un verre de vin ?

- Volontiers », fit-elle en tendant sa coupe. Lassigil la remplit généreusement, espérant probablement que la boisson puisse encourager l'Elfe à se montrer plus bavarde.

« Pourquoi êtes-vous donc entrée dans notre garde, vous qui venez des bois de la Lothlórien ? »

Elle resta un moment silencieuse en fixant sa coupe.

« C'est là-bas que je suis venue au monde et que j'ai grandi, mais c'est aussi là que je me trouvais lorsque se sont étendues les ténèbres sur ces terres, répondit-elle après avoir bu une gorgée de vin. Chaque arbre, chaque buisson a souffert et ne retrouvera jamais plus sa vigueur d'antan... Les bois portent la marque de l'ombre et je ne puis qu'affliger mon coeur en demeurant en ces lieux... Un souvenir fané de ce qui fut, et qui ne sera jamais plus. »

Brethil lui sourit, sans se laisser arrêter par son manque de coopération.

«Il est vrai que la splendeur des Âges Anciens est révolue, bien que je n'aie guère vécu pour les connaître. Mais Arda change tout comme nous, et nous devrions apprécier la paix que nous savourons désormais, plutôt que de souffrir à la pensée des peines passées.

- Bien dit ! Tous ceux qui ont vécu des jours si durs ne pourront oublier, certes, mais nous pouvons nous réjouir des jours qui nous sont à présent offerts », renchérit Lassigil.

L'archère hocha la tête, la coupe aux lèvres.

« Vous verrez, il n'y a pas mieux que notre Forêt pour vous sentir à nouveau en paix. Tenez, prêtez donc l'oreille à nos chants, ils vous mettront assurément du baume au coeur. »

Ils se turent un moment, laissant s'installer la voix mélodieuse de l'un des participants du banquet, accompagné à la harpe. Elle écoutait les yeux à-demi clos, ne remarquant pas quand son voisin remplit à nouveau son verre. Puis le chanteur à son tour se tut. Des encouragements suivirent vite la fin de la chanson, puis un murmure parcourut l'ensemble des convives qui s'exhortaient mutuellement à prendre la suite.

« Maintenant, Aduial, on dit qu'il existe de nombreux chants anciens et beaux sur la splendeur des bois où vous avez vécu. Pourquoi ne nous feriez-vous pas profiter d'un récit de Lothlórien ? »

Elle acquiesça, toujours silencieuse, puis se leva. Le murmure s'évanouit presque aussitôt. Elle prit la parole de façon à se faire entendre de tous.

« C'est une histoire belle mais cruelle... En Lórien la Belle comme ailleurs, il est de ces récits que l'on garde en mémoire malgré les tourments qu'ils infligent à nos coeurs. »

Elle se saisit de la lyre qu'un Elfe prévoyant avait fait circuler dans sa direction, le remercia d'un signe de tête, et laissa résonner quelques notes. Puis elle entonna les premiers vers de son chant, tandis que ses voisins de table la fixaient avec intérêt.


« Deux ombres fières

Devant la citadelle enlacées

Une ombre solitaire

À l'orée des bois égarée... »

Elle continua d'une voix plus assurée, alors que la plupart des regards étaient tournés vers elle.


« Échangeant au lever du jour

Des promesses d'amour éternel

Pleurant à la tombée du jour

Quittant à jamais la citadelle... »

Seuls les Elfes les plus proches pouvaient remarquer qu'elle s'était enfin départie de son indifférence habituelle. De près, on lisait dans son regard une mélancolie profonde, qui pourtant ne venait absolument pas troubler sa voix claire.

« Ce regard ému

Ils ne peuvent s'en détacher

Ce regard disparu

Elle ne pourra l'oublier


Ils se regardent et sourient

Les yeux étincelants de bonheur

Elle se détourne vers la nuit

Les yeux étincelants de douleur


La nuit s'éloigne déjà

Ils se lèvent lentement

La nuit s'approche déjà

Elle se relève lentement... »

Les mots doux et amers s'enchaînaient toujours au son de la lyre... Et Aduial ne prêtait guère attention à la larme qui scintillait doucement au coin de sa paupière.


« Puis main dans la main

Ils s'éloignent vers l'entrée de la citadelle

Puis seule avec son chagrin

Elle s'enfonce dans un crépuscule éternel. »

Elle se tut et ferma les yeux. L'instant d'après, toute l'émotion de la mélodie avait disparu et elle avait retrouvé ce regard froid qui ne laissait rien transparaître. Elle se rassit, et regarda les Elfes autour d'elle qui l'observaient sans savoir comment réagir à ce chant.

« A la Lothlórien », lança-t-elle pour dissiper le malaise. Et elle vida son verre d'un trait.